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14/09/2016

La condamnation

Le médecin me regarde. Les mots qu'il va pronnoncer vont changer ma vie. Je ne peux même pas en prendre la moindre mesure à ce moment. C'est trop violent, cela touche un spectre trop large de l'être humain, de ce qui le défini.

- "J'en ai pour combien de temps?"

- "On ne sait pas. C'est un mal qu'on connait mal"

Je souris, un peu tristement. "Ce mâle connait mal le mal qui me met à mal", me dis-je. Mon sourire s'élargit. Je ne peux le retenir face à cette piètre danse des mots.

- "Mais quand même, un ordre de grandeur...?"

-"Six mois... un an... trois ans peut-être. C'est le plus long qu'on ai jamais vu jusqu'à présent. Mais c'est inéluctable. Et incurable comme vous le savez. Il n'y a pas de remède et aucune chance qu'un soit mis au point à temps pour vous."

Cela a au moins le mérite d'être clair.

Le médecin insiste, à trois reprises, pour que je fasse des examens complémentaires dès que je serai de retour chez moi. Cette insistance soulèvera des questions auquelles je n'ai jamais eu de réponse.

Dans l'heure qui suit, ma tension artérielle explose à 21/16. Le médecin de garde panique, me fait allonger, s'apprête à lancer un branle-bas de combat pour une crise cardiaque. Après quelques minutes, ma tension artérielle retombe vers 15/9. Il me gardera en observation pendant quelques heures. Mais tout semble se stabiliser. Il me demande de me faire examiner en arrivant chez moi avant de me libérer, insistant sur la sévérité de mon état.

Les huits mois sous condamnation à mort qui suivront seront une expérience d'une rare violence. Violence que je ne mesurerai jamais réellement, comme je n'ai jamais su mesurer la violence de mon enfance, les violences de ma vie. Un médecin me dit que pour la tension, ce sera des médicaments à vie. Vie limitée de toutes façons. Alors...

Et je me dis que l'hypertension, c'est contextuelle, c'est dû aux récents évènements qui m'ont frappé. Et je me dis que c'est le seul truc que je peux combattre. Au moins, je vais enlever cela de ma vie. Je prendrai la médication pendant 5 semaines. Ma tension s'est rapidement rétablie, et je prends toutes les mesures en mon pouvoir pour limiter le stress et les facteurs alimentaires, me remets à faire de l'exercice, léger, mais régulier. Rien de bien compliqué. De l'assouplissement, de la marche, un peu de musculation dorsale, abdominale... juste des exercices que je fais chez moi ou dehors, aussi souvent que possible. Après 5 semaines dont 4 à peu près stables à 12/8, je décide de me sevrer de ces médicaments. Le médecin m'a dit qu'il ne fallait pas faire cela, que c'était mauvais, bla bla bla. Mais j'ai une tête de mule! Et cela m'a sauvé la vie plusieurs fois!

J'avais 23 ans.

Les médecins ont eu faux sur toute la ligne.

Je suis toujours vivant. Je sors de chez le médecin. Je suis toujours dans une forme et une condition physique rares, depuis ces évènements, il y a déjà si longtemps. Avec des hauts et des bas, des prises et des pertes de poids, des soubressauts, à cause de la vie, de ces années dans la rue... Mais j'ai toujours fait raisonnablement attention à tout ce sur quoi j'avais un certain pouvoir... et même un pouvoir certain!

J'ai aussi de ce côté bénéficié d'une pioche pas trop mauvaise à la lotterie de la génétique. J'en suis pleinement conscient. Mais surtout, j'ai pris soin de ce capital, probablement parce que j'ai très tôt pris conscience de combien il pouvait être fragile, de combien il est précieux.

Pourquoi est-ce que je vous raconte cela aujourd'hui? Et bien comme je viens de le mentionner, je sors de chez le médecin. Tout va bien, même si je viens à nouveau de passer des moments difficiles. Tout est relatif. J'ai connu pire...

Et j'ai vu ces imbéciles prétendre qu'ils avaient le droit d'emmerder la terre entière à cause de leur situation. Pleins d'arrogance, de mépris, sans respect, sans considération, prétendant avoir tout les droits qu'aucun devoir n'a pourtant jamais justifié. Ces gens qui pensent que le monde tourne autour de leur nombril, que leurs "malheurs" justifient toutes les ingratitudes. D'innombrables fois je me suis arrêté, j'ai écouté leurs récriminations contre le monde, contre la vie, contre Dieu et diables. Puis je leur ai raconté ma vie, enfin des bouts... Plusieurs m'ont dit par la suite à quel point j'avais changé la leur en ayant partagé la mienne.

Mais parfois, la connerie humaine est indécrottable! Et j'ai (presque) fini par apprendre à ne pas tout donner pour tenter de leur ouvrir les yeux. Parfois, c'est juste impossible. Mais bon, j'essaie, je me bat et je tente de mettre des limites "raisonnables" pour ne pas m'enliser. Pouvez-vous croire que j'ai aidé une personne millionnaire, qui continuait à essayer de me pomper mes dernières ressources alors qu'elle me savait dans la rue, mais pensait que ses besoins primaient. Cela m'a tout pris pour dire "non", "pas possible". Mais bon, j'y suis parvenu. J'ai appris de nouvelles règles, j'ai de nouveaux outils, de nouvelles ressources et une vision forgée par un recul que je n'avais jamais su prendre.

Aujourd'hui, je pourrais vous parler de cette autre femme dont l'enfance brisée au quotidien par des parents pour lesquels je n'ai aucun mot qualificatif, à laissé des marques indélébiles jusque dans son présent. Comment survivre quand un père vous lance contre les murs dès petite. Comment survivre quand on rentre de l'école sachant qu'invariablement, ce sera raclée après raclée, coups de poings et de pieds qu'aucun chien ne mériterai. Pourtant, je n'ai jamais vu quelqu'un se battre de la sorte, avec la rage pour elle, le sourire pour les autres.

Quand vous rencontrez ces personnes, parfois dans la rue, parfois lorsqu'elles sortent de derrière les volets clos ou les rideaux tirés, vous ne verrez rien. Et moi, je les devine immédiatement, comme je devine celui qui cache son ittinérance, celui qui cache ses souffrances. Elles me parlent d'autant que mon autisme amplifie tout ce qui échappe au neurotypique.

Oui, les plus grands drames, vous ne les entendrez jamais flotter dans l'air. Vous devrez aller les chercher si vous en avez le courage dans les limbes intersidérales de l'inhumanité. Et ces sur-hommes, ces sur-femmes, vous confondront par leur humilité, leur simplicité, leur discrétion, mais aussi par leur perspicacité.

Et il y a cette autre femme, que j'ai presque vu naître, que j'ai récement retrouvé, après de longues années loins l'un de l'autre, chacun à son bout du monde, et qui a entendu, compris l'incompréhensible, et m'a pointé du doigt chacune des impossibilités de mon quotidien en y apportant des possibilités de solution.

Ces deux femmes se sont rejointes sans se connaître pour me transmettre l'aide dont j'avais besoin, juste comme il fallait, juste au bon moment. Oui, ce sont elles qui m'ont permis de voir ce qui est invisible aux yeux de l'autiste.

 Et à nouveau je l'inscris dans mon livre, dans mon code de vie, avec ses dièses et ses bémoles, ses couleurs et ses modulations.

Et pour la première fois de ma vie, je suis parvenu à arrêter à temps, chercher l'aide avant qu'elle ne soit hors d'atteinte, et je peux enfin coller des images aux situations improbables pour traduire ce qu'il était impossible de comprendre pour ceux qui croisent mon chemin.