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24/11/2012

L'homme invisible

"Monsieur, vous ne pouvez pas rester là..."

Le gardien de sécurité est d'un côté, le policier de l'autre...

"On a toléré votre présence. Maintenant, c'est le matin, vous pouvez prendre le bus, le chauffeur vous laissera monter. Il y a des organismes au terminus du centre-ville, ou à la gare centrale..."

Je les connais tous, ces organismes. J'ai demandé de l'aide dans certains. Ma voie de sortie n'est pas par là.

J'observe l'homme à quelques mètres de distance. Il n'est pas d'apparence trop sale, trop "sdf"... Qu'a-t-il fait pour attirer l'attention et se faire jetter ainsi? J'essaie de deviner, de recréer sur ces quelques instants les heures qui ont précédé. En trouvant la faille, je pourrais peut-être me protéger un peu mieux. Qu'ais-je de plus ou de moins que lui, comment et pourquoi ais-je réussi et pas lui?

Ne restent que quelques hypothèses incertaines. Je vais tenter de rehausser mes standards encore d'un cran pour "disparaître", être invisible aux yeux de tous pendant quelques heures pour que ma nuit soit supportable.

Après deux semaines dans cette chambre glauque qui m'ont un peu plus encore enfoncé dans une image sombre de moi-même, j'ai eu une bouffée d'oxygène dans cette colloc sympa, ce bel appartement, avec des gens de divers horizons avec lesquels j'ai passé de bons moments. Je prépare des plans sur la comète pour essayer de rebondir avant que l'hiver ne m'enserre de son étreinte mortelle.

Je pensais pouvoir me dégager une petite marge de manoeuvre pour tenter une sortie, mais c'est à nouveau l'échec. Ma capacité de travail est par trop hypothéquée, notament par le temps que me prennent les simples manoeuvres de survie.

Sans argent, je retourne dans la rue, en m'inventant pour la n-ième fois un parcours raisonnablement adapté à la saison qui avance. Le gel, les nuits bien en dessous de zéro maintenant...

Je trouve, j'arrive à me recréer une routine. Mais les heures de sommeil de la nuit sont courtes, et je ne parviens pas à me rattraper le jour. Je m'épuise. Je vois l'impact instantané de la nourriture sur ma capacité d'agir. Sans réserve, je suis à nouveau sur la corde raide. Je transforme instantanément les calories absorbées en actions  pour essayer d'aller de l'avant, mais globalement, je me rends bien compte que je fais du sur-place.

Après quelques jours d'incertitude, à penser à des plans B et C, il semble que ma "potion d'invisibilité" fonctionne.

Est-ce parce que je suis suffisament bien habillé. J'ai sorti une veste de cuir achetée à l'armée du salut 20$ il y a quatre ans et qui fait encore bien illusion. Un jean beige neuf, acheté il y a quelques mois 3 dollars lors des soldes. Oui, j'ai l'oeil redoutablement exercé pour repérer le beau linge, viser juste au niveau style et taille, et dénicher des aubaines invraissemblables. Mon ex-femme était toujours d'abord frustrée (parce que c'est bien connu, le premier plaisir d'une femme, c'est d'essayer mille trucs pendant des heures avant de se décider à acheter un morceau de linge (j'aime bien cette expression québécoise!). Puis, après être rentrée à la maison, l'avoir remis et s'être observée sous toutes les coutures pendant des heures, décider de le retourner parce que finalement, peut-être que l'autre était mieux... Mon ex-femme était toujours frustrée, disais-je, quand je lui ramenais du linge parce que j'étais sûr que cela allait lui faire parfaitement, lui plaire viscéralement, et qu'elle l'adopterait émotionnellement pour le long terme... et sachant le risque que l'article ait disparu si j'attendais de retourner avec elle, je saisissais le morceau en me disant qu'au pire, je le retournerai moi-même. Elle restait néanmoins frustrée du fait de n'avoir pas pu faire tout le reste du cérémoniel de l'achat, mais finissait par reconnaître que j'avais bien fait de le prendre. Cela ne veut pas dire que je ne me livrais jamais à l'autre cérémoniel de temps à autre, juste pour son plaisir... Là encore, j'ai conscience que je n'étais pas totalement adéquat car je finissais par sortir du jeu épuisant de l'essai-critique-expression de l'indécision, de la frustration, et recommencer inlassablement...

Mon esprit autiste est hyper-performant dans sa capacité de regarder un morceau de linge et le projeter en trois dimensions sur le corps de la personne, évaluer en une fraction de seconde si la taille et la coupe correspondent (petite marge d'erreur possible à cette étape-là, car la coupe, pour une fraction de pouce d'écart, peut créer un faux-plis disgracieux lorsque sur la personne!), si le style va rentrer dans le style émotionnel de la personne, si le "kick" va durer, passé le retour à la maison et l'émoussage du temps.

Et cela fait que tu prends un truc, je regarde, je dis "non", ou "oui, essaie-le". Quand je ne dis rien, ou "je ne sais pas", ça veut dire "tu peux essayer, mais c'est en pure perte de temps". Et je n'aime pas perdre mon temps, mais bon, pour une fille, ce n'est pas une perte du temps, c'est un rituel bienfaisant...j'arrive à concevoir la chose dans l'abstrait de la théorie, mais bon, pas au delà! :-D

J'aime bien "magasiner" (autre mot québecois que je préfère à "shopping"), et les filles aiment bien magasiner avec moi car c'est des heures de jeu que je maîtrise assez bien (mon petit côté féminin assumé!). Je suis redoutable d'efficacité, connais tous les magasins de la ville ou presque, les bons plans, les bons prix. Je sais coudre, j'ai même ma machine, et travaille avec comme un pro (juste manque un peu de vitesse, mais résultat final garanti!). Au pire, au bout de quelques heures, me retirerais-je quelque peu dans une bulle d'où je pourrais continuer à observer le rituel sans trop intervenir. Mais à chaque fois que j'approuve un choix, les filles tombent amoureuses du linge choisi, m'en reparlent longtemps après. Et ça, c'est super cool!

Bref, lors des soldes, soit je tombe sur du linge hyper cher, qui même en solde reste hors portée de la plupart des bourses (la dernière fois, j'ai sorti des vestes à plusieurs milliers de dollars, réduites à un peu moins de mille dollars, mais vraiment très belles, et qui semblaient taillées sur mesure pour moi!), soit je tombe sur l'aubaine incroyable, comme ce jean Wrangler que je portre aujourd'hui, coupé parfaitement à ma taille, pour 3$. Les jeans Levi's et Wrangler en taille allant de 31-30 à 32-32 me font parfaitement. Le 32 de la jambe fait un léger plissement sur la chaussure, et je dois avoir un tour de taille de 31"1/4, 31"1/2, selon l'heure du jour... :-D

Les sacs que je portent avec moi sont sobres, noirs, passent partout, "invisibles".

Je vois cet autre sdf, avec sa valise bleu vif, sale, dont le noir de la saleté flash en contrastant avec sa couleur vive... Un aller-simple vers l'échec. Je lui donne quelques jours en ce lieu, encore!

Mais moi, combien de temps tiendrais-je ainsi ici? Passé la première semaine, je commence à retrouver une routine rassurante et qui me fait du bien, malgré cette insécurité et ce doute qui plane... Trois semaines plus tard, l'enjeu est de taille, car si la routine casse, la capacité pour moi de rebondir s'amenuisera considérablement!

Je change mes routes, mes heures, passe de longs moments dans les toilettes reculées, donc peu utilisées. Je laisse tout propre derrière moi, quitte à nettoyer la "merde" des autres pour ne laisser prise à aucun élément pouvant attirer négativement l'attention.

Je survis, un peu mieux que d'autres, toujours un peu "de luxe" malgré tout!